« Ça n’a jamais été la femme qu’il te fallait, déclare Debby, rompant un silence qui dure depuis trois ans. Nous l’avons toujours su.
— Ouais, approuve Joe. Je veux dire, c’était quelqu’un de bien, évidemment. Mais elle était toujours surdimensionnée.
— Ces photos qu’elle faisait. Elles avaient quelque chose d’excessif, de bizarre. Et elle manquait vraiment de maturité, à côté de toi. » Roo, il est vrai, a quatre ans de moins que Debby, et trois ans de moins que Joe et Fred.
« Elle n’était pas sur la même longueur d’ondes, c’est tout.
— Ça paraît certain. » Fred prend le Guardian du matin sur la table basse en plastique imitation chêne.
« Écoute. Ne te laisse pas abattre, lui recommande Joe.
— Oui, c’est facile à dire, répond-il en tournant les pages du journal sans les voir.
— Tu t’es trompé, c’est tout, dit Debby. Ça arrive à tout le monde ; même à toi.
— Absolument, insiste Joe.
— Tu sais, je regrette encore que ça n’ait pas marché entre toi et Carissa, murmure sa femme. C’est quelqu’un que j’ai toujours adoré. Et elle est vraiment remarquable, tu sais.
— Elle a une intelligence brillante, dit Joe.
— Hum, répond Fred, remarquant que Carissa est évoquée au présent, contrairement à Roo qui, définie par inférence comme une personne quelconque à l’intelligence terne, a de plus cessé d’exister.
— Elle est exceptionnelle », continue Debby.
Carissa est tout, sauf exceptionnelle, pense Fred. C’est une universitaire banale et craintive : intelligente, c’est un fait ; mais obsédée par l’idée de paraître encore plus intelligente. Alors que Roo…
« N’en parlons plus, d’accord ? déclare-t-il brusquement.
— Mon Dieu. Je suis désolée…
— Vraiment, on ne voulait pas…»
Il faut presque dix minutes à Fred pour convaincre ses amis qu’il ne leur en veut vraiment pas, comprend leur point de vue, a trouvé le dîner délicieux, et sera heureux de les revoir.
Marchant à grandes enjambées le long de Flask Walk pour rejoindre le métro, dans la nuit froide et brumeuse, Fred éprouve un sentiment de malaise mêlé de colère. Quand votre vie déraille, il n’est pas réconfortant d’apprendre que vos amis s’y attendaient depuis toujours et vous auraient prévenu s’ils n’avaient pas été si polis.
Il ne tient pas rigueur aux Vogeler de leur opinion : quand il a rencontré Roo, il aurait pu dire lui aussi qu’ils n’étaient pas sur la même longueur d’ondes, sauf que les signaux qu’elle émettait le faisaient vibrer comme un ampli stéréo. Tout en elle semblait envoyer des pulsations électriques : les seins ronds et rebondis sous le tee-shirt orange à la gloire de l’énergie solaire, mais aussi les grands yeux liquides, la peau chaude et dorée, la longue corde de cheveux tressés, châtain cuivré, dont de vigoureux filaments s’échappaient dans toutes les directions.
Ils se rencontrèrent au cours du deuxième mois passé par Fred à l’université de Corinth, lors d’une réception donnée en l’honneur d’un conférencier invité. Roo y assistait parce qu’elle avait été chargée de faire une photo par le journal local, et Fred à cause de son admiration pour les idées de l’orateur ; elle ne lui cacha pas que pour sa part, elle y était résolument opposée. La première impression qu’ils se firent l’un de l’autre était défavorable et même proche du mépris. S’ils évitèrent de se braquer l’un contre l’autre, ce fut parce qu’ils se découvrirent un intérêt commun : Roo était allée faire du cheval au début de l’après-midi et ne s’était pas donné la peine de se changer ; lorsque Fred apprit que sa culotte de cheval et ses hautes bottes cirées avaient une fonction pratique, outre leur apparence théâtrale, son hostilité s’atténua. Quand Roo, avec l’impulsivité déguisée en impassibilité qu’il allait bientôt identifier comme une de ses caractéristiques, lui proposa de venir faire du cheval avec elle le week-end suivant, il accepta avec enthousiasme. Comme Roo le lui révéla plus tard, elle mit plus longtemps à changer d’avis. « J’avais terriblement envie de faire l’amour avec toi, mais mon sur-moi n’arrêtait pas de dire “Hé, fais gaffe, attends un peu, t’as affaire à un prof libéral guindé aux idées fumeuses, sûrement le genre macho camouflé ; tout ce qu’il va te donner, ma belle, c’est du chagrin.” »
Fred quitte High Street pour plonger dans la station de métro de Hampstead, prend un billet pour Notting Hill Gate et pénètre dans un antique ascenseur de fer décoré d’affiches publicitaires représentant des jeunes femmes à demi nues. Tandis que l’ascenseur s’enfonce dans sa gaine froide et humide, Fred s’enfonce contre son gré dans des souvenirs nus.
Octobre, il y a plus de trois ans. Avec Roo, qu’il connaissait depuis trois jours, ils étaient étendus dans un verger de pommiers abandonné surplombant la ferme de la mère et du beau-père de Roo, pendant que dans un pré voisin, leurs chevaux s’attaquaient à la longue herbe coriace de l’automne.
« Tu sais quoi ? » dit Roo en se tournant sur le côté de sorte que le soleil et l’ombre ruisselaient sur sa peau chaude et bronzée comme ils le font dans les prairies mûres lorsque le ciel est un peu nuageux. « Ce n’est pas vrai que quand vos rêves d’enfant se réalisent c’est toujours une déception. »
« Ça t’arrivait d’imaginer une scène pareille ? » Fred ne remua pas, mais resta allongé sur le dos, regardant entre les branches entrelacées des arbres le ciel d’un bleu aussi incandescent que la flamme du gaz.
« Ouais, bien sûr. Un jour mon prince viendra, toutes ces conneries. Dès l’âge de sept ans.
— Si jeune ?
— Oui. Il a fallu que j’aille à l’université pour entendre parler de la période de latence. J’essayais toujours de persuader les petits garçons que je connaissais de jouer au docteur, mais en général ça ne les intéressait pas vraiment. Évidemment, mes idées sur ce qui se passerait après l’arrivée du prince étaient assez vagues. Je me représentais bien le paysage, et la tête que le type aurait quand il sortirait de la forêt sur son cheval, une tête tout à fait dans le genre de la tienne, sauf qu’au début, évidemment, il avait sept ans.
— C’est à ce moment-là que tu as appris à monter à cheval, quand tu avais sept ans ?
— Non. Pas sérieusement, en tout cas. » Roo s’assit. Son épaisse tresse d’un roux sombre (la même teinte, avait-il remarqué plus tôt, que la robe de sa jument Shara) s’était défaite au cours de leurs récents ébats. Elle se répandait maintenant sur son dos, se déroulant comme sous l’effet d’une volonté propre. « J’en avais follement envie, mais je n’en ai pas vraiment eu l’occasion, sauf pendant deux semaines au centre aéré, en été. Je n’ai vraiment appris qu’à treize ans, quand maman a rencontré Bernie. Et toi ?
— Je ne sais pas exactement. Un de mes premiers souvenirs, c’est d’avoir été hissé sur un poney chez mon grand-père : il me faisait l’effet d’avoir des kilomètres de haut, et d’être aussi large qu’un canapé. Je devais avoir deux ou trois ans.
— Sale veinard. » Roo ferma le poing et le frappa en manière de plaisanterie, mais sans douceur. « J’aurais donné n’importe quoi… j’étais folle des chevaux quand j’étais petite, et c’était pareil pour presque toutes mes amies. Sérieusement, ça frôlait le délire.
— Ouais, j’ai connu des filles comme ça. Curieux phénomène social. J’ai toujours eu l’impression que c’était une réaction contre notre monde mécanisé – les femmes en souffrent peut-être plus que les hommes, même enfants.
— Certaines femmes. » Roo haussa les épaules. « Et puis il y a aussi l’explication freudienne, mais personnellement je pense que c’est de la foutaise. Je ne me suis jamais imaginé que je faisais l’amour avec un cheval ; je me prenais, moi, pour un cheval. C’était la même chose pour les autres ; j’en suis certaine. Tu sais, y avait deux genres de gamines dans mon école : les petites filles modèles qui aimaient les jolies robes, faire des petits gâteaux et jouer à la poupée ; et mes amies et moi qui voulions courir dehors en vieux jeans et en baskets et se salir, et qui adorions les chevaux. À mon avis, c’était une façon de s’identifier à l’énergie, à la force, à la liberté. Une autre façon d’être femme que celle que tout le monde voulait nous imposer.
— Je me rappelle les gentilles petites filles, dit Fred. Il n’y avait rien à faire avec elles. » Il attira Roo vers lui. « Ahh. »
« Dis donc, reprit-il un peu plus tard. Tu veux vraiment dire que ça ne t’était pas encore arrivé d’aller faire du cheval avec quelqu’un et de finir comme ça ?
— Ma foi. » L’haleine de Roo était tiède sur son visage. « Si, une ou deux fois. » Elle s’écarta de lui pour pouvoir le regarder. « Mais ce n’était pas pareil. Parmi les garçons que j’ai connus, il y en a beaucoup qui ne savent pas monter à cheval, ou qui montent comme des casseroles – c’est pire quand ils font semblant de savoir. Et ceux qui savaient, c’étaient souvent de braves gars pas du tout bandants comme les fils de mon beau-père… Je n’ai jamais amené personne ici jusqu’à aujourd’hui ; pas à cet endroit-ci. » Sa voix devint pâteuse ; leurs regards se nouèrent.
« Merci.
— Ne va pas croire que tu es quelqu’un d’extraordinaire, dit Roo au bout d’un moment. Seulement, on ne peut pas passer l’éternité à attendre un foutu prince. Je commençais à me faire vieille, tu comprends, alors je me suis dit qu’il était peut-être temps.
— Sûr. Vingt-deux ans. » Fred lui caressa le visage ; mais Roo s’éloigna de lui, appuyant le menton sur sa main et regardant à travers les arbres, en contrebas, vers les chevaux.
« En plus, il y avait Shara. Tu sais, je t’ai expliqué, j’ai voulu me tailler de la région de Boston au printemps dernier parce que mon patron au journal était une crapule machiste, et la relation que j’avais à l’époque est devenue vraiment merdique. Mais je n’étais pas forcée de rentrer à la maison. J’aurais pu aller à New York ou sur la côte Ouest – j’avais des filons valables, question boulot. Mais je voulais être avec Shara. J’ai dans l’idée que ça risque d’être sa dernière bonne année : elle est presque aussi vieille que moi, et passé vingt ans, on ne sait pas trop avec les chevaux. Elle atteint encore une vitesse respectable, mais elle s’essouffle. Bien sûr, je pourrais monter un autre cheval, mais ça ne serait pas pareil. Dans mes rêves d’enfant, j’étais toujours sur Shara et je voulais que ça se passe comme ça, tu comprends ? Et on est déjà en octobre. Dans quinze jours, peut-être même plus tôt, il fera trop froid pour baiser dehors. Alors dans un sens, c’était maintenant ou jamais. » Roo eut un rire rocailleux. « Ne te prends donc pas pour quelqu’un d’extraordinaire », répéta-t-elle.
Mais Fred le pensait bel et bien, et s’en réjouissait.
Dans d’autres secteurs, les réjouissances furent moins intenses. Arpentant le quai du métro londonien, austère, glacial, presque vide, Fred entend résonner dans sa tête les réflexions récentes de Joe et Debby, et celles d’autres amis et parents, dont certains n’avaient pas hésité à le féliciter de la destruction de son mariage. Dès le début, la plupart de ces gens n’avaient pas éprouvé beaucoup d’enthousiasme à l’égard de Roo. Ce n’était pas le genre de fille ou de femme qu’ils avaient imaginée pour Fred, du moins pas pour une relation sérieuse, et leurs félicitations avaient pris la forme conventionnelle d’éloges réticents qui recélaient une condamnation implicite.
Le père de Fred, par exemple : « En tout cas, elle est vraiment agréable à regarder. Et apparemment, c’est une fille très généreuse. Ces photos qu’elle a prises dans un bidonville mexicain montrent qu’elle prend son sujet à cœur : on voit tout de suite ce qu’elle pense, hein ? » Les photos représentaient des Mexicains dans un campement d’ouvriers agricoles au nord de l’État de New York, mais Fred avait renoncé à corriger cette erreur, caractéristique de son père, qui préfère situer les réalités sociales désagréables le plus loin possible de son univers mental.
Ou dans la version de Joe et Debby : « Démentes, ces photos que Ruth a prises dans une boîte de nuit. C’est sûr que sur le plan technique, elle est très forte. » « Visiblement, c’est quelqu’un qui dégage beaucoup d’énergie. » « Vraiment originale, la robe qu’elle portait, avec ces broderies rouges et plein de petits miroirs, albanaise ou un truc dans ce genre-là. » « Elle me rappelle certains de mes étudiants qui viennent de New York. Ça nous a étonnés d’apprendre qu’elle avait grandi dans un endroit comme Corinth. » Traduction : Roo est trop sensible, trop politisée, trop bohème, trop tapageuse, et trop juive. Il se trouve que Joe est juif, lui aussi, mais il se rattache à une tout autre tradition : études à Princeton, érudition, discrétion. Beaucoup des amis qui ont fait leurs études avec Fred et la plupart des gens de sa famille sont soulagés de ce que Roo soit, selon les termes de l’un d’eux, « sortie du paysage ». Ils supposent ou du moins espèrent qu’elle n’y rentrera pas, mais restera dans l’univers dément et miséreux de ses photographies. La mère de Fred, en revanche, souhaite ardemment les voir réunis. Ses raisons sont peut-être sentimentales et conventionnelles : il se remémore des paroles qu’elle a prononcées dans un autre contexte, avec une fierté placide : « Tu sais, chéri, il n’y a jamais eu de divorce dans ma famille. » Mais ce n’est pas seulement qu’elle désire préserver ce record ; sa mère s’est prise d’affection pour Roo dès le début, bien qu’il soit difficile d’imaginer deux femmes plus différentes : Roo si bohème, si tapageuse, etc., alors qu’Emily Turner est une vraie dame, au goût raffiné, à la voix délicatement modulée.
Roo s’est elle aussi attachée à la mère de Fred, bien qu’elle y ait mis moins de bonne volonté. « Tant pis s’il pleut, je veux aller me promener », déclara-t-elle dès qu’ils se retrouvèrent seuls, le premier après-midi de sa première visite à la famille de Fred. « Ça me pèse au bout d’un moment, cette atmosphère tellement guindée… Enfin, ta mère, ça va. Il a fallu qu’elle nous mette dans deux chambres différentes pour préserver les apparences, mais j’ai remarqué qu’elle nous a donné des chambres reliées par une salle de bains. Et elle est vraiment très belle ; presque aussi belle que toi. » Roo se blottit contre Fred. « Je suis sûre qu’elle a eu des tas d’aventures.
— Des aventures, comment ça ? » Fred cessa de caresser le sein gauche de Roo.
« Ben oui, des histoires d’amour et tout ça. Bon, peut-être pas des tas, rectifia Roo en observant l’expression de Fred. Mais assez pour rendre sa vie intéressante. Bon Dieu, faut quand même faire quelque chose pour pas s’endormir dans un endroit pareil.
— Tu te trompes complètement sur son compte », dit Fred. Pour la première fois, il voyait en sa mère une éventuelle femme adultère, et reconnaissait qu’elle était tout à fait qualifiée pour jouer ce rôle. Sa mémoire, sans qu’il eût à la solliciter, lui suggéra même des partenaires plausibles. Il y avait ce professeur d’histoire invité avec qui elle dansait toujours dans les soirées ; son père faisait souvent des plaisanteries aigres à son sujet. Et le vieux bonhomme qui s’occupait du haras – dans la famille, on blaguait sur le béguin qu’il avait pour elle. Et un jour, quand il était petit (quatre ans ? cinq ans ?), ça lui revient d’un seul coup, il y avait un homme assis dans la salle à manger qui réparait un grille-pain, et Freddy le déteste, sa mère portant un chandail rouge est debout trop près de l’homme, et Freddy la déteste aussi – qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Mais non, certainement pas, ses parents sont très heureux ensemble. « Ce n’est pas qu’elle n’en aurait pas eu l’occasion, si elle avait voulu, mais…
— D’accord, d’accord. Mettons que je n’ai rien dit. C’est ta mère, alors tu voudrais qu’elle soit comme les statues de la Sainte Vierge qu’on voit dans votre église. Et peut-être qu’elle est comme ça, qu’est-ce que j’en sais ?
— Et tu te trompes de stéréotypes, reprit Fred en la serrant contre lui. Il n’y a pas de statues de la Sainte Vierge dans notre église ; elle est très dépouillée, dans l’esprit de la Réforme. Allons, mets ton chapeau, je vais te montrer. »
À ce moment-là, Fred connaissait déjà Roo depuis trois mois, mais elle l’enivrait encore – et pas seulement sexuellement. Comme si elle avait été une drogue psychotrope, l’acuité de ses perceptions était intensifiée en permanence : tout ce qu’il voyait lui paraissait à la fois étrange et étonnamment familier. Cette transformation avait été déclenchée par ses photos, sans pour autant en dépendre. D’abord en présence de Roo, puis même quand il était seul, Fred découvrit que les ouvriers agricoles avaient les expressions et les gestes de sculptures gothiques – étirés, burinés, creusés ; et que les danseurs de la discothèque évoquaient une peinture de Francis Bacon – amas toujours changeant de bouches et de membres pâles, hurlants. Il vit que le portail de l’université était une fleur de fer figée, et que le conseil d’administration ressemblait à un conclave de volailles. De plus, il savait que ces visions étaient réelles : il voyait maintenant le monde comme il était, comme il avait toujours été, comme Roo elle-même, dans sa nudité, sa beauté, sa plénitude signifiante.
Il cessa bientôt de s’inquiéter de l’effet produit sur ses proches par les œuvres ou la conversation de Roo. En fait, il en était secrètement heureux, comme elle le souligna plus tard : « Tu sais quoi ? Tu m’utilises pour dire des choses que ta politesse t’empêche de dire toi-même. Ça me rappelle le ventriloque que je regardais à la télé quand j’étais toute gamine. Il tenait une grosse marionnette bizarre, une espèce d’ours jaune touffu avec des yeux ronds et une grande bouche fendue qui n’arrêtait pas de lancer des vannes et d’insulter tous les participants à l’émission. Et le type faisait toujours semblant d’être surpris, comme s’il n’avait rien eu à voir là-dedans : « Oh, c’est horrible ! Je ne peux pas le faire tenir tranquille, il est trop vilain ! »… Mais non, je ne suis pas fâchée. C’est un bon numéro.
— En plus, c’est réciproque, lui dit Fred. Tu m’utilises pour dire toutes les choses conventionnelles que tu n’as pas envie de dire. Par exemple, la semaine dernière tu m’as fait dire à ta mère que nous allions nous marier et c’est moi qui ai eu l’air vieux jeu. » La mère de Roo réagit en s’exclamant ; « C’est vrai ? Pourquoi ? Je croyais que les gens de votre âge ne se mariaient plus sauf quand… Hé ! Vous allez avoir un bébé, tous les deux ?… Ah bon, je ne comprends pas, mais ça ne me pose pas de problème, si c’est ce que vous voulez. » (Naturellement, la seule fois où Roo et Fred ont passé la nuit chez la mère de Roo et son beau-père, en raison du blizzard qui s’était levé après une fête, on les a mis dans la même chambre.)
C’était Fred qui avait suggéré la possibilité d’un mariage, en avançant pour raison son désir de simplifier ses rapports avec ses étudiants et les rapports de Roo avec les collègues de Fred (« Voici la… euh, l’amie de Fred »). Mais c’était aussi une façon de prouver à tout le monde que Roo était pour lui une affaire sérieuse – et pas simplement, comme l’avait laissé entendre un cousin à lui, le genre de fille avec qui on peut se payer du bon temps pendant un moment. Quant à Roo, pensait-il, elle avait voulu l’épouser parce que malgré les apparences (conceptions et tenues révolutionnaires, attitude franche et brusque), elle était profondément sentimentale.
À mesure que leurs projets se précisaient, il devint évident que Fred devait jouer son rôle dans un autre des rêves enfantins de Roo : le Mariage Parfait. Soleil sur la pelouse, énormes bouquets de fleurs, Mozart et Bartok, fraises, gâteau de mariage fait à la maison et champagne de fleurs de sureau. Sentimentale ; et néanmoins féministe sans concessions. Par exemple, Roo avait refusé de prendre son nom, mais ne resterait pas pour autant Ruth Zimmern. Ses rapports avec son père, L.D. Zimmern, professeur d’anglais et critique assez renommé à New York, étaient amicaux ; cependant, pourquoi une féministe conserverait-elle sa vie durant un nom patronymique, d’autant plus que le pater avait laissé tomber sa familias quand Roo était toute petite ? Elle profita donc de l’occasion offerte par son mariage pour devenir légalement Ruth March. Elle choisit ce nom parce qu’elle était née en mars, et aussi en hommage au livre favori de son enfance, les Quatre Filles du Docteur March, qui lui avait donné en la personne de Jo March un modèle auquel elle s’était pleinement identifiée. (Elle était résolue, s’ils avaient des enfants, à ce que les garçons prennent le nom ancestral de leur père et les filles son nouveau nom à elle, fondant ainsi une lignée matrilinéaire.)
Au moment où Fred commence à se demander si la Northern Line, que les journaux de Londres surnomment la Misery Line, a cessé de circuler, un métro arrive. Il y monte, est transporté à lentes étapes jusqu’à la station de Tottenham Court Road, et progresse dans une série de tunnels froids, carrelés, semblables à des égouts, aux parois tapissées d’affiches qui annoncent les attractions culturelles accessibles à Londres en février. Il n’y accorde aucune attention. Étant donné l’état désastreux de ses finances, il ne peut se permettre d’aller à aucun de ces concerts, pièces, films, expositions ou matchs ; pas plus qu’il ne peut se permettre la moindre excursion hors de Londres. L’automne dernier, quand ils préparaient leur voyage ensemble, Roo et lui, en additionnant sa bourse d’études, leurs économies à tous les deux, et la sous-location de leur appartement, le temps semblait être la seule limite à leurs projets d’exploration, qui commençaient par Londres et s’étendaient à Oxford, Cambridge, puis, au-delà, en Cornouailles, au pays de Galles, à l’Écosse, à l’Irlande ; enfin, au Continent. Il voulait tout voir à ce moment-là, et toujours voyager ; il trouvait que pour Roo et lui, ce « toujours » n’était pas encore assez long. Aujourd’hui, même s’il avait de l’argent, il n’a pas le cœur à explorer fût-ce Notting Hill Gate.
Roo voulait, par exemple, aller en Laponie en juin pour photographier le soleil de minuit, les glaciers, les aurores boréales, les rennes : le paysage de la Reine des neiges d’Andersen, expliquait-elle. Mais à quoi bon penser à Roo, se dit Fred en attendant sur le quai un train se dirigeant vers l’ouest. Elle n’a pas de sentiment pour lui, elle n’en a jamais eu ; elle l’a insulté, et sans doute trahi, elle a dit qu’elle souhaitait ne jamais le revoir. Et lui, de son côté, souhaite ne pas la revoir ; comment pourrait-il, après ce qui s’est passé ?
Mais malgré cela il la voit en ce moment même : ses yeux sombres, si grands, ses cheveux électriques, élastiques, et elle parle de la glace verte des glaciers, des fleurs des montagnes – et déjà, dès ce moment-là, Roo le détruisait, elle photographiait et peut-être, probablement, baisait – impossible d’utiliser un mot plus poli – ces deux… Pire encore : simultanément, elle le photographiait, lui, et le baisait. Elle débordait d’une énergie encore plus grande qu’à l’ordinaire en ces dernières semaines de novembre, où la chaleur était exceptionnelle pour la saison, elle était encore plus belle, illuminée par la joie parce qu’elle allait faire sa première exposition individuelle à Corinth et parce que (croyait-elle) elle partait avec lui pour Londres.
Son exposition, avait décidé Roo, s’intitulerait « Formes naturelles » et comporterait surtout des photos prises dans le comté de Hopkins, parfois pour son journal. Elle affirma par la suite qu’elle lui avait proposé de voir les tirages avant qu’ils soient encadrés, et qu’il n’avait pas réagi à cette offre. Dans le souvenir de Fred, Roo avait laissé entendre que ce serait mieux s’il voyait l’exposition sous sa forme achevée.
Roo soutint aussi qu’elle l’avait prévenu de s’attendre à des surprises, et qu’elle s’était dite inquiète de savoir s’il les aimerait ; mais Fred ne s’en souvenait pas. Ce qu’il se rappelait, c’était qu’elle avait dit : « Je vais utiliser quelques-unes des photos de toi que j’ai prises l’été dernier, ça va ? On ne verra pas beaucoup ton visage. » Il devait malheureusement – sans doute était-il en plein travail à ce moment-là – avoir répondu « Pas de problème ». À coup sûr, elle avait dit plus d’une fois que son exposition allait gêner certaines personnes ; mais il y a des façons de dire la vérité qui sont pires qu’un bon mensonge. Fred savait qu’il y avait toujours eu des gens que les photos de Roo gênaient, des gens qui n’appréciaient pas des vues trop nettes de la pauvreté ou des dessous hystériques du rêve américain.
Par un après-midi froid et lumineux de novembre, une heure avant l’ouverture au public de l’exposition, Fred entra dans la galerie. Debout tous les deux dans la première salle, la plus vaste, près d’un saladier de punch d’un rouge sanglant et d’assiettes symétriques garnies de cubes de fromages dont chacun était transpercé d’un cure-dents, ils échangèrent pour la dernière fois une étreinte chaleureuse et sereine. Autour d’eux, les photographies de Roo étaient accrochées deux à deux. Elle avait choisi d’associer des vues d’objets différents, soit naturels soit faits de main d’homme, de façon à mettre en lumière leur similitude. Il avait déjà vu certaines de ces combinaisons. D’autres étaient nouvelles pour lui : des insectes agitant leurs antennes, et d’autres antennes, de télévision celles-ci, sur un toit ; la croupe de Shara et une pêche. Parmi les juxtapositions, il y en avait qui étaient personnelles et humoristiques, il y en avait aussi qui étaient nettement politiques : deux politiciens corpulents et deux bovins bien nourris. Mais la tonalité d’ensemble, par rapport à celle des expositions précédentes, était tendre et même lyrique. Trois années de bonheur, avait-il pensé bêtement, debout près de sa femme si talentueuse, les bras passés autour d’elle, lui avaient fait apprécier le monde dans sa comédie et dans sa beauté aussi bien que dans sa laideur et dans sa tragédie.
« Roo, c’est sacrément bon, dit-il. Vraiment superbe. » Puis il la libéra et pénétra dans l’autre salle de la galerie.
Les premières choses qu’il vit étaient des photos de lui-même, ou plutôt de morceaux de lui-même : son œil gauche, dont les longs cils étaient agrandis, placé à côté d’une araignée également agrandie ; sa bouche avec sa légère moue, son pli incurvé vers l’intérieur, comparée à une corolle de bougainvillée ; ses genoux rougis mis en regard d’une corbeille de pommes rouges. Ces rapprochements spirituels suscitèrent son admiration, mais aussi sa gêne. Comme Roo l’avait promis, on ne voyait pas vraiment son visage ; personne ne pouvait être sûr que c’était lui, mais beaucoup le supposeraient. Il regarda Roo du coin de l’œil ; son visage à elle exprimait de façon évidente l’inquiétude et l’appréhension. Puis il regarda les deux photos suivantes. Là, associé à une splendide épreuve en couleurs de champignons des bois, mouillés de rosée, jaillissant vigoureusement d’une couche de mousse et d’humus, il vit ce qui était de toute évidence un portrait de sa propre bitte en érection, ornée elle aussi en son sommet d’une goutte de rosée. Fred reconnaissait cette image – ou plutôt, la photo à laquelle avait été emprunté ce détail énormément agrandi – mais jamais il n’avait pensé la voir exposée en public.
« Roo. Pour l’amour de Dieu.
— Je t’avais prévenu. » Sa bouche grande et douce tremblait. « Je ne pouvais pas ne pas la mettre, elle est tellement belle. Et de toute façon… » sa voix s’infléchit, prenant, comme elle le faisait parfois, un ton de dureté tendue « comment est-ce que les gens sauraient que c’est la tienne ?
— Putain, à qui d’autre pourrait-elle être ? »
Roo ne répondit pas. Mais cette question, il le constata bientôt, n’était pas rhétorique. Au-delà de ses propres portraits partiels, s’étalaient sur les murs ceux d’autres personnes. Y compris d’autres pénis – deux autres exactement. Aucun n’était aussi pleinement agrandi (dans les deux sens du terme) que le sien, mais ils ne manquaient d’intérêt ni l’un ni l’autre. Le premier se caractérisait par sa longueur plus que par sa largeur et surgissait d’une toison peu fournie de vrilles blondes ; il était juxtaposé et donc comparé à une tige d’asperge. Le deuxième, plus trapu, tacheté d’un rouge plus sombre, était accroché à côté d’une photo à haute définition du verrou massif et rouillé d’une vieille porte de grange.
Les affrontements qui suivirent ce vernissage confidentiel furent féroces, douloureux et prolongés. Roo refusa de décrocher une seule de ses photos avant le début de l’exposition ou par la suite – décision pour laquelle elle bénéficia du soutien des propriétaires de la galerie, deux féministes militantes, petites femmes d’une douceur et d’un charme trompeurs que Fred avait naguère beaucoup appréciées. Elle refusa aussi de révéler l’identité de ses autres modèles, faisant visiblement plus grand cas de leur sensibilité que de celle de son mari (« Non, honnêtement, je ne peux pas, j’ai pour ainsi dire juré de ne pas les nommer »).
Quand il protesta, utilisant des locutions telles que « le bon goût », Roo réagit en poussant des hurlements. « Ouais, tu sais ce que c’est ça, mon pote, c’est de la merde machiste. Qu’est-ce que tu dis de tous les hommes peintres et sculpteurs qui ont exploité le corps des femmes pendant des milliers d’années, et des photographes aussi, qui manipulent les femmes pour les faire ressembler à des fruits, à des dunes, à des tasses à thé ? Une salle pleine de seins et de fesses, ça c’est joli, ça c’est de l’Art. Mais faudrait pas que les petites chattes croient qu’elles peuvent nous faire le même coup. Eh ben, désolée. Ce qui est bon pour la poule est bon pour le coq ! »
O.K., d’accord, concéda Fred, jouant le jeu de la discussion. Si elle voulait photographier de beaux hommes, leur physique, il pouvait comprendre : leur torse, leurs épaules, leurs bras, leurs jambes. Même leur cul – « des miches super », c’était bien comme ça qu’on disait ? – Mais Roo, toujours déchaînée, l’interrompit. « Tu y es pas du tout, mon gars. Les femmes ne s’intéressent pas au derrière des hommes, c’est un truc pédé. » Ce qui les intéressait – elle ne le précisa pas, cela allait sans dire – c’étaient les bittes.
En même temps, Roo tenait à dire et à répéter qu’aucun de ses modèles anonymes n’avait eu avec elle des rapports intimes. « Je ne sais absolument pas ce qui les a excités à ce point-là. Rien que d’être photographié, ça fait bander des tas de gens. Tu crois vraiment que si j’avais baisé avec un autre type j’aurais mis une photo de sa bitte dans mon exposition, tu me crois salope à ce point-là ?
— Je ne sais pas, dit Fred, furieux et découragé. Bon Dieu, je ne sais plus ce que tu es capable de faire. Je veux dire, quelle différence est-ce que ça fait ? »
Roo le regarda avec rage. « Kate et Harriet avaient raison, dit-elle. Tu es vraiment un porc. »
Bien loin en dessous de Tottenham Court Road, une rame de métro s’arrête le long du quai froid et sale où se tient Fred. Il monte, morose, tendu – comme à chaque fois qu’il s’autorise à penser à Roo, malgré les sages résolutions qu’il a prises. C’est une présence qu’il doit rejeter dans le passé, oublier, dont il doit guérir. Ce mariage est un désastre affectif, une aventure ratée qui a, fatalement, rétréci sa conception de lui-même et du monde ; peut-être a-t-il gagné en sagesse, mais au prix de tout un poids d’amertume et de tristesse.
Le choix qu’il avait fait de Roo avait été, dans l’esprit de Fred, un acte hardi, offensif, un défi aux conventions et aussi aux aspects les plus conventionnels de sa propre personnalité. Depuis des années, il se rendait compte que malgré toutes ses aptitudes et tous ses avantages sa vie n’était pas très excitante. Dès son plus jeune âge, il avait toujours été, selon les termes qu’il entendit une fois son père employer, « un enfant très satisfaisant » ; vif, agréable à regarder, réussissant dans tous les domaines, et surtout très bien élevé. Sa rébellion d’adolescent prit la forme la plus ordinaire et ne donna à ses parents aucune inquiétude réelle. Fred aurait aimé les tracasser un peu plus, mais sans être pour autant prêt à manquer l’école, à s’embrumer définitivement le cerveau avec de l’acide, ou à démolir la Buick cabossée à ailerons de requin qui lui avait coûté cinq ans à tondre des pelouses et à livrer des journaux par les froids les plus sibériens.
Roo était son drapeau rouge, sa déclaration d’indépendance – et au début, moins sa famille et les plus conventionnels de ses amis se sentaient à l’aise avec elle, plus il était content. Maintenant, il est honteux et furieux de constater qu’ils ont eu d’elle une opinion plus exacte que la sienne. Son père, par exemple, estimait sans le dire mais de façon évidente que Roo n’était pas une dame. Naguère, Fred se serait élevé avec indignation contre ce jugement, ou plutôt aurait condamné le concept lui-même, le trouvant désuet et dénué de sens. Il doit maintenant reconnaître sa validité. Même en supposant, à titre d’hypothèse de discussion, que Roo n’ait jamais couché avec aucun des deux types dont les bittes en semi-érection figuraient dans son exposition, ces photos étaient tout à fait vulgaires. Pire : elle ne s’en rendait même pas compte. Pour reprendre les termes de Joe, elle n’était pas sur la même longueur d’ondes ; comme l’avait dit Debby, ils n’avaient pas les mêmes origines – bien qu’en fait ils aient tous les deux grandi dans des villes universitaires, avec des pères professeurs de faculté. Peut-être cette similitude de milieux avait-elle contribué à lui faire croire à tort que malgré sa façon de parler et son comportement, Roo avait avec lui une connivence profonde. Ce n’était pas sa faute à lui ; Debby l’avait bien dit : « Tout le monde peut se tromper – même toi. »
Mais en résonnant de nouveau dans sa tête, cette phrase commence à se décomposer d’elle-même, elle devient condescendante, froide et vindicative. Il lui apparaît pour la première fois que Debby n’a aucune affection pour lui, qu’elle n’en a peut-être jamais eu, qu’elle est contente de le voir déprimé et déconfit. Il n’a cependant aucune idée des raisons qu’elle peut avoir. Il connaît Debby depuis encore plus longtemps que Joe, depuis leur première année de fac, et il l’a toujours considérée comme une amie, bien que ce ne soit pas une amie intime.
En réalité, bien que Fred l’ignore, Debby, autrefois, a eu beaucoup d’affection pour Fred, trop, même, pour sa tranquillité d’esprit. Quand ils se voyaient – presque tous les jours, aux cours, à une conférence, à une fête – ou quand ils déjeunaient ensemble, le plus souvent en groupe mais parfois en tête à tête, Fred ne soupçonnait pas ses sentiments. Aimablement vaniteux comme le sont les gens très beaux, il n’imaginait pas que Debby la boulotte, avec sa face de lune, pût espérer le voir sensible à ses charmes, et en venir à la longue à se considérer comme une femme rejetée. Actuellement, Debby dirait, si on lui posait la question, qu’elle « aime bien » Fred, mais dans son for intérieur elle estime qu’il manque de maturité et que c’est un véritable enfant gâté. Elle lui en veut professionnellement aussi, pour son propre compte et pour celui de son mari. Pourquoi Fred, qui n’avait pas de meilleurs résultats qu’eux à la fac, et qui n’a pas publié davantage, a-t-il décroché un poste dans une université de la prestigieuse Ivy League, alors qu’ils enseignent en premier cycle dans des établissements de Californie dont personne n’a jamais entendu parler ? C’est uniquement parce qu’il s’habille bien et qu’il sait se montrer mielleux lors des entretiens professionnels, et aussi à cause de ses relations : parce que son père est doyen dans une autre université de l’Ivy League. Fred constitue un exemple de ce qu’un article que Debby a lu dans le temps appelle la Psychologie des Ayants droit : il a été élevé pour obtenir et pour croire qu’il mérite tout ce qu’il y a de mieux en ce bas monde. Pourquoi donc serait-elle fâchée de le voir trébucher, et même tomber ? Cela lui fera du bien de prendre quelques bleus et d’être un peu éclaboussé de boue. Alors qu’à son avis, Joe est foncièrement bien plus brillant et qu’il a une intelligence plus originale, il ne partage pas son animosité à l’égard de Fred, ce qui, aux yeux de Debby, n’est qu’une preuve de plus de la supériorité profonde de son mari.
Mais Fred n’a jamais été doué pour découvrir au comportement de ses amis des motifs déplaisants. Ce qu’il se dit maintenant, c’est qu’il a dû froisser Debby d’une manière ou d’une autre, peut-être en venant dîner trop souvent. Peut-être le considère-t-elle comme un pique-assiette ; peut-être est-il en effet un pique-assiette. (En fait, jamais cette idée n’a effleuré l’esprit ni de Joe ni de Debby.) Tandis que le train cahote vers Notting Hill Gate, Fred se dit qu’il doit prendre des distances ; il doit rencontrer d’autres personnes à Londres.
Il décide finalement d’aller à la réception du professeur Miner. Il n’y aura sûrement là-bas que d’autres universitaires vieillissants et susceptibles ; mais on ne sait jamais. Au moins, il y aura à boire, et surtout à manger : assez d’amuse-gueule pour lui éviter, pour une fois, de s’acheter à dîner.